Vous dites que « l’éveil » n’est ni une erreur, ni une anomalie de la nature, et vous vous servez, pour en parler, d’un mouvement aussi naturel et inné que la marche à pied ; comment expliquer alors, que nous ne soyons pas tous des « éveillés »?
Ça viendra peut-être... N’oublions pas que l’homme vit sur terre depuis quelques millions d’années, mais qu’il n’est exilé hors du Paradis que depuis 10 à 12 mille ans. C’est tout récent. Avant que les êtres humains ne commencent à planter, à cultiver et à domestiquer, ils ignoraient ce qu’était posséder, ils n’avaient pas l’idée de dominer la Nature, ils étaient ses enfants. La rupture n’existe que depuis très peu de temps. On peut encore mesurer ce qu’étaient ces enfants de la Nature à travers les populations qui ont vécu en chasseurs-cueilleurs jusqu’à nos jours. Un très bel exemple nous en est donné par le fameux discours du chef indien Seattle, répondant à l’offre du Président des Etats-Unis voulant lui acheter sa terre. Ces hommes-là n’étaient coupés de rien, et n’avaient donc besoin d’être réconciliés avec rien. Ils étaient en harmonie avec le Tout. A partir du Néolithique, l’homme a commencé lentement à dominer la nature. Celle-ci est longtemps restée puissante, mais on peut dire qu’à partir d’un certain moment, au cours de la deuxième moitié du XXème siècle, l’homme a gagné son combat, il a vaincu la nature. Et il se retrouve bien seul, sans cet adversaire qui lui prêtait sa grandeur. Depuis lors, la nature apparaît comme quelque chose de fragile, quelque chose dont on doit prendre soin, quelque chose qui pourrait mourir si on n’y prend pas garde. Tout cela, c’est extrêmement récent, c’est notre génération. Tant que la nature était une référence forte, l’homme n’était pas seul, et même s’il luttait contre elle, pour lui arracher ses secrets et la plier à sa volonté, elle restait celle qui lui donnait son sens, il trouvait sa raison d'être dans son affrontement avec elle. Aujourd’hui, l’homme est seul. Seul avec lui-même. Enfermé en soi. Dans un monde dont il est le maître. Verrouillé dans son ego. Auparavant, même si les hommes étaient aussi prisonniers de l’ego, ils n’y étaient pas pareillement enfermés, la nature, même si c’était pour lutter contre elle, leur servait de mesure et prêtait à leur combat son insondable grandeur. Maintenant que la nature n’est plus qu’un parc de loisir, elle n’est plus cet adversaire qui nous oblige à grandir à travers lui. Nous n’avons plus comme adversaire que nous-mêmes. C’est pour cela, je pense, que l’éveil n’a jamais été un thème aussi actuel qu’aujourd’hui, aussi brûlant, aussi nécessaire, ni qu’autant de personnes ne l’ont jamais vécu. Je crois qu’il est tout près, à portée de main de chacun. Il suffit de trop souffrir d’être seul, de ne plus supporter cet enfermement en soi... et de se mettre en route. D’apprendre à marcher.
Cela dit, avoir connu une « première fois », c’est comme pour l’enfant avoir réussi une première fois à se tenir debout sur ses jambes. Toute sa perspective du monde s’en trouve bouleversée, et le sentiment enivrant d’être arrivé l’inonde. Mais il est encore loin du compte, loin de la marche. Il fera encore bien des chutes, souffrira de bien des frustrations et devra faire encore bien des efforts avant que la marche ne devienne pour lui ce mouvement qui nous semble si naturel.
Avez-vous déjà imaginé le visage de nos sociétés, si le lent processus de l'évolution nous conduisait tous vers cette réalisation?
Non... j’avoue n’y avoir jamais pensé. Je n’avais d’ailleurs jamais pensé non plus à ces autres réflexions que je viens de faire. Je me suis laissé aller à réfléchir tout haut. Et je me suis engagé sur un terrain meuble, car contrairement à ce dont je parlais auparavant, qui était du vécu dont je pouvais me porter garant, ces réflexions sont de pures spéculations. Elles me semblent vraisemblables, mais rien de plus. Quant à me lancer dans d’autres spéculations encore bien plus hasardeuses sur la forme que prendrait cet avenir, je crois que je vais m’abstenir.
Mais je vais quand même faire un nouveau détour dans le vécu. Comme je l’ai dit, il m'a fallu longtemps pour comprendre que je n'avais rien à retirer de l'ascétisme, que la privation était quelque chose qui ne faisait que renforcer un travers de ma nature, et que je devais plutôt me mettre en tâche de cultiver mes désirs au lieu de les réfréner. La lente réappropriation de ma vie, qui a duré des années après l'“éveil”, a consisté en un patient apprivoisement du désir et du plaisir. Et lorsque j'ai failli à cette tâche, une terrible fois qui brûle encore ma mémoire, lors d'un voyage en Australie, au cours duquel, après avoir traversé du Sud au Nord ces immenses étendues à la limite de la survie, j'avais égaré ma propre vie, j'ai vécu une expérience d'enfermement comme je ne l'aurais jamais imaginé possible. Je me trouvais chez des amis, nous avions bu de l'alcool et fumé de la marijuana, et cela acheva de rompre les derniers fils qui me reliaient à la chair. Lorsque je cherchai, comme j’en avais l’habitude, à poser les yeux sur un objet qui m’entourait, pour me ressaisir sur sa réalité matérielle, pour éprouver en quelque sorte ma réalité sur la sienne, au lieu de sentir la présence de cet objet, celui-ci se déroba à ma prise, comme si plus rien n'existait au bout de mon regard, et je me sentis renvoyé à moi-même comme un boomerang, à un moi vide, clos, nu et froid. J'avais perdu le contact avec toute autre réalité hors de moi. Je fus pris de l’angoisse de celui à qui l’air pour respirer vient à manquer, et j’ai véritablement cru mourir. Peut-être pas mourir de la mort du corps, mais mourir quant à l’âme. Je m’étais toujours représenté l’enfer comme privation, mais je n’avais jamais pu imaginer, auparavant, privation si totale ni si essentielle. Dans cette abominable solitude, je crus me noyer en moi-même. J’ai lu deux semaines plus tard “Le Parfum” de Patrick Süskind, qui décrit une expérience semblable, et qui la résume dans cette formule laconique: “étouffer-en-et-par-soi-même” (cf. ICI). Combien peu conscient on est d’ordinaire de cet ombilic d’oxygène qui nous relie à l’atmosphère, mais combien moins on l’est encore de cet autre ombilic, qui assure, non pas la vie de notre corps, mais la réalité de notre être. J’avais, durant mon adolescence, bien souffert d’être enfermé en moi-même, coupé du monde, jusqu’à ce que me soit accordée l’expérience rédemptrice de la communion à l’Etre, mais jamais le sentiment de cette coupure n’avait été si radical que cette fois-ci. Adolescent, c’était plutôt un sentiment qui, même pénible, portait en lui le germe de la réconciliation, alors que cette fois-ci, c'était une rupture totale et, me semblait-il, définitive. L'étau se desserra pourtant au bout d'une heure, mais j'en restai ébranlé durant plusieurs semaines. Et je sais depuis lors que l’enfer existe, et que je le porte en moi.
Je vous ai dit tout-à-l’heure que l’éveil gît en chacun comme la promesse de sa propre métamorphose, mais je pense aussi que chacun porte en soi une prison infernale, dont il ne ressent pas la morsure glacée parce que la magnificence du monde extérieur l’en détourne et l’en protège. Mais la puissance de la nature, désormais vaincue par l'homme, est de moins en moins forte, et je crains bien qu'elle nous protège aussi de moins en moins efficacement contre nous-mêmes. Comme je l'ai dit, il semble que toujours plus de personnes se voient appelées à découvrir la félicité de la communion à l’être, mais je crains qu'il y en ait aussi toujours plus qui se trouvent piégées dans un enfermement en soi dont on n’imagine en général pas l’atrocité, même s'il ne dure que quelques instants. Il semble en effet que ces expériences d’angoisses, auxquelles on donne depuis les années 1980 le nom d’attaques de panique, se font plus fréquentes depuis quelques années, ou tout au moins, au même titre que l'éveil, qu'on en parle beaucoup plus. Ce sont l'une et l'autre des expériences qui surviennent lorsqu'on arpente la crête nue de la conscience de soi, lorsqu'on lâche les amarres qui nous incarnent dans la réalité matérielle du corps et du monde; et l'on bascule sur le versant “éveil” ou sur le versant “angoisse” selon que cette expérience est vécue sur un mode actif ou passif, selon qu’on plonge dans le vide ou qu'on subit la perte de tout.
(A suivre…)