En essayant de vous engager sur le « terrain meuble » de la « spéculation hasardeuse », je cherchais à vous soumettre une réflexion qui est apparue au fil de notre entretien.
Je me disais que si nous étions tous des « éveillés », nous rechercherions peut-être à retomber dans ce que nous qualifions aujourd’hui d’illusion, et que nous appellerions alors illumination, avec la même attitude que celle qui nous amène à parler de l’éveil aujourd’hui.
L’humanité serait prise dans une sorte de mouvement perpétuelle, passant inlassablement de « l’un à l’autre ». Les astrophysiciens parlent de « l’Univers élastique », dans un mouvement d’expansion et de contraction, peut-être que nous n’y échappons pas non plus.
Mais je vous accorde que tout ceci n’est que spéculation hasardeuse…
Votre réponse rejoint pourtant cette vision avec l’idée des deux extrêmes en nous, le Ying et le Yang s’entrelaçant, contenus l’un dans l’autre et ne pouvant être complètement séparés.
Quel regard portez-vous aujourd’hui sur les notions de bien et de mal ?
Voilà une question bien délicate... Ce que j'ai expérimenté moi-même comme le mal absolu, n'a pas été le résultat d'une “mauvaise” conduite de ma part au sens moral du terme. Je suis persuadé que toutes les personnes victimes d'attaques de panique ne sont pas moins bonnes ni moins morales que les autres. Au contraire, aimerais-je dire, car ce qui les rend vulnérables à l'attaque de panique, c'est une adhésion insuffisante à elles-mêmes, c'est une trop grande propension à se détacher de soi, à donner la priorité aux attentes de l'autre, à n'exister qu'en transparence. Or, cette transparence, si elle peut conduire à l'éveil lorsqu'elle est assumée, devient angoissante lorsqu'elle est perçue dans sa nudité, parce qu’elle se révèle insuffisante pour masquer le vide sur lequel nous sommes tous construits.
Il y a pourtant bel et bien dans ces expériences un rapport avec le bien et le mal, seulement pas au sens moral, mais philosophique. Le Bien, au sens philosophique, c’est ce qui est, c'est l'Être; et le Mal, c’est le manque à être, ce qui est privé d’être: le non-Être. Seul le bien est substantiel; le mal n’est qu’un manque, un manque de bien. Saint Thomas le définissait comme “la privation d’un bien dû”. Ainsi, il n’y a pas de mal pour un être humain à ne pas avoir d’ailes, car celles-ci ne lui sont pas dues, mais il y a un mal s’il lui manque une jambe. Vu sous cet angle, le pire mal qui puisse m’arriver, c’est d’être privé de mon propre être. C’est bien sûr la mort, mais c’est aussi, dans un sens beaucoup plus subtil, être enfermé dans le non-être. Et telle est bien la condition de la conscience humaine enfermée dans l’ego, lequel n’est rien d'autre qu’une image virtuelle de soi, sans substance: du non-être. Généralement, on ne s’en rend pas compte, parce que l’intensité du monde qui nous entoure nous en protège, et se charge de remplir notre conscience d'un contenu substantiel, mais si brusquement, parce qu’on s’est peut-être trop détaché du désir, qui nous relie efficacement à ce monde extérieur protecteur, on réalise de quel vide nous sommes constitués, c’est l’angoisse totale, l’attaque de panique. Ou alors on a développé la force intérieure nécessaire pour l'accepter et se tenir en face de lui: on se retrouve alors libéré de l’épaisseur virtuelle dans laquelle nous enfermait l’ego, et on se fond dans l'être. Dès le moment où la réalité extérieure n'est plus là pour nous protéger contre le vide de l'ego, il n'y a que deux alternatives: soit on reste dans l'ego nu avec l'angoisse d'être privé de tout et réduit à néant, soit on le quitte et on devient un avec l'Être.
Sur le plan pratique, je pense que ces notions peuvent aussi avoir leur utilité. Un comportement moral, ce n'est pas un comportement régi par des préceptes, mais c'est un comportement spontanément tourné vers le bien. Les préceptes moraux font intervenir une conscience analysante qui ressemble tant à l'ego que ce n'en est qu'un de ses des multiples masques. Tant qu'on ne fait qu'appliquer des préceptes, on est dans le paraître, non dans l'être. Être spontanément bon, c'est être soi-même avec le plus d'intensité possible. Pour cela, il faut se libérer de toutes les peurs qui nous entravent et nous freinent, de toutes les attentes qui biaisent notre spontanéité. C'est un long travail de défrichement. Parvenir à laisser s'exprimer ce qu'on est au plus profond de soi avec une totale transparence et une totale intensité représente un idéal jamais atteint, mais auquel on peut tendre. Ce qui nous pousse à nous mal conduire, c'est tout ce qu'on refuse de soi, tout ce à quoi on aspire d'autre pour combler un manque. Mais lorsqu'on a débroussaillé, lorsqu'on a comblé ces manques, on touche un fond humain et universel qui est ce que les bouddhistes appellent la compassion inconditionnelle. Elle n'est pas le résultat de l'observance de règles, elle est le fruit d'un long cheminement qui conduit vers le centre de soi. Le centre réel et universel. Celui qui est tout simplement, au-delà du mirage de l'ego. L'autre soi, le mauvais, celui qui court après le mirage et qui écrase les autres pour se convaincre qu'il existe, n'est justement pas, il est simple aspiration à se remplir de l'être qui lui manque. On se trouve ici au point de jonction entre la morale pratique et la morale philosophique: dans la mesure où l'on est de l'être, on fait le bien, et dans la mesure ou l'on est du non-être, on fait le mal. Le mal, c'est voler de l'être qui nous manque pour s'en remplir, et c'est sans fin, car on ne fait ainsi qu'enfler un sentiment d'existence qui reste toujours illusoire. Au dépends des autres. Alors que donner ce qu'on est, c'est du vrai, et c'est le plus beau cadeau qu'on puisse faire.
Avez-vous peur de la mort ?
Non. C’est vraiment quelque chose qui me semble distinguer radicalement un “avant” d’un “après” l’éveil. J’ai certes pu après-coup perdre la lumière, errer dans des labyrinthes compliqués, me croire perdu, mais jamais plus je n’ai eu peur de la mort. Cette question ne se pose plus. Mis à part peut-être durant ces quelques terribles minutes que j’ai vécues à Darwin. Bien que je n’aie pas eu alors tant peur de la mort, que peur de mourir dans cet état. J'ai eu peur de me retrouver enfermé en moi pour l'éternité, ce qui m'apparaissait véritablement comme l'enfer. Mais hors ces quelques minutes d'un état pathologique, l’idée de mourir ne m’effraye pas — elle me semble tout simplement aussi inconcevable que l'idée que le monde puisse disparaître.
Pourtant notre monde pourrait bien disparaître un jour, qu'y a-t-il d’inconcevable à cela ?
Je me suis mal exprimé. J’entendais par “monde” le second terme du couple de contraires moi/monde. Avant l’éveil, “moi” me semblait irréductible au monde, car “moi”, c’était tout ce que j’étais, intégralement et exclusivement, alors que le monde, c’était tout ce que je n’étais pas. Et entre les deux, il n’y avait pas de compromis possible. Mon corps, qui faisait partie du monde, offrait un habitacle à ma conscience de sorte que celle-ci pût mener une existence indépendante. Mais je ne pouvais m’empêcher de penser que sitôt ce corps disparu, à ma mort, mon “moi” se fondrait dans le monde et y disparaîtrait — comme la vague dans l’océan. Et cela m'effrayait. Je ne voulais pas disparaître.
L’éveil a renversé tout cela: mon “moi” m’apparut alors pour ce qu’il était, un espace purement virtuel, sans réalité tangible. Car c’est là le paradoxe de la conscience humaine, que le “moi” soit à lui-même son propre vide, ce vide qui lui fait si peur, et contre lequel il se défend avec la ténacité du désespoir, en s'accrochant pathétiquement à tout ce qu’il croit être “lui”. Or, ce qu’il est, ce qui lui appartient en propre, lorsqu’on en fait l’inventaire, se résume à... rien du tout, du vent. Il n’a pas de réalité substantielle, il n’existe qu’à travers ce qui vient frapper sa conscience: les sensations, les émotions et les pensées qui le tirent de son propre vide et qui lui donnent l’impression d’exister. Lorsqu'on examine sérieusement le contenu de sa propre conscience, on y trouve bien des images, des sensations, des désirs, des aversions, des pensées, etc... mais nulle part on n’y trouve “moi”. “Moi” se retrouve à travers chaque sensation, chaque pensée, comme s’il la colorait de sa personne, mais lui-même, tout nu, n’existe pas. Lorsque j’ai envie de quelque chose, ce n’est pas moi qui manifeste mon existence, c’est seulement le désir de la chose qui se révèle. Et ainsi pour chaque contenu de conscience. En fin de compte, ce qu’on a si peur de perdre est quelque chose qui n’existe pas. Quelle ironie! Lorsque l’ego accepte enfin de se regarder en face, lorsqu’il fait table rase de toute l’agitation intérieure sur laquelle il s’appuie pour ne pas sombrer dans le vide, il se dissout littéralement dans le monde. Mais alors, ô miracle, il n'y disparaît pas; au contraire, tout devient “moi”. Chaque chose qui s’offre à mon regard, chaque pensée, chaque émotion: c’est “moi”. Mais un moi qui ne s’appartient plus, un moi qui s’offre, qui se fait transparent pour l’être et laisse celui-ci s’exprimer à travers soi. Ainsi, dès lors qu’on a réalisé que le “moi” n’existe pas, la peur de la mort devient sans objet, car on ne saurait avoir peur de perdre ce qui n’existe pas...
Merci Joaquim pour ce témoignage.
Ma dernière question sera donc un piège amical :
Si un génie vous offrait de faire un vœu, un seul. En vous interdisant de faire un vœu altruiste du genre « plus de guerre », « l’amour sur terre » etc.
Quel vœu feriez-vous pour vous-même ?
J’aimerais que la vie me ramène un jour à Bâle ou à Sion. Ce sont deux endroits où j’ai vécu plusieurs années, où je n’étais qu’un passant, mais où je me suis senti pourtant chez moi, vraiment chez moi, bien plus que là d’où je viens. Être heureux, là-bas, allait de soi. Je n’avais qu’à laisser mon esprit reposer sur la terre, et à respirer profondément: j'étais porté.
J'aimerais moi aussi vous remercier pour vos questions. Elles ont été comme une terre qui m'a elle aussi porté.
Juillet-août 2005
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