Entretien de joaquim avec Oniris (suite)
Concernant la « première fois ».
Etiez-vous en quête spirituelle, ou initiatique, et plus généralement, quels sont selon vous, les événements qui vous ont conduit à vivre cette « expérience » ?
J'avais été nourri dans mon enfance de textes bibliques jusqu'à l'indigestion, j'avais dû plier mon esprit d’enfant à réfléchir à des questions piégées qui m’étaient pourtant présentées comme capitales, à tel point qu'il en avait été si endolori qu’il ne m’était plus d’aucune utilité pour tenter de comprendre ce qui m’arriva lorsque, au sortir de l’enfance, je me découvris empêtré dans un buisson de ronces. Tout ce que j’étais m’entravait, et j’aspirait à être tout, plutôt que moi.
Vers 16 ans, je suis tombé sur un livre, un pavé qui me semblait totalement hors de ma portée, "Les prodigieuses victoires de la psychologie moderne", de Pierre Daco, dans la collection Marabout, et je l'ai, à ma totale stupéfaction, dévoré en deux jours (j’étais jusqu’alors un authentique indigent de la lecture). Il m'ouvrit les yeux sur un monde nouveau, magnifique et cruel, sans pitié pour la plaie vive qu’était ma vie intérieure. J'ai pu à partir de ce moment-là déverser toute mon énergie dans une quête, et cela fut un soulagement énorme; mais ce fut une quête difficile et douloureuse, dans laquelle je me sentais bien seul et impuissant. J'avais lu aussi le deuxième livre de cet auteur, "Les triomphes de la psychanalyse", et si j'avais croisé alors quelque part en ville la plaque d'un psychanalyste, j'aurais osé malgré mes craintes aller frapper à sa porte. Mais il n'y en avait point. Je me suis alors tourné vers les livres: j’ai eu ma période Rampa, puis Schuré, puis Fabre-d’Olivet, et enfin Rudolf Steiner. Je venais d’avoir 18 ans lorsque je tombai sur sa “Philosophie de la Liberté”. Elle fit sur moi une forte impression. En particulier cette thèse: on est libre non pas lorsqu’on accomplit une action dans un but déterminé, mais lorsqu’on le fait par pur amour pour l’action. Sur les conseils qu’il donnait dans d’autres ouvrages que je lus dans la foulée, je commençai également à méditer, une demie heure par jour, avec toute la passion dont j’étais capable.
A la même époque, je cessai de me battre, je renonçai à faire de moi autre chose que ce que j’étais. Peut-être parce qu’un cadeau m’était tombé du ciel. Je découvris en effet avec surprise que les événements, que j’avais souvent bien du mal à goûter sur le moment, m’inondaient dans l’après-coup d’une joie que je ne les imaginais pas contenir. Le premier souvenir de cette sorte est encore très vif dans ma mémoire. C’était au printemps 1976, j’étais en voiture avec des amis, et la radio de bord diffusait une chanson de Serge Lama, “les Ports de l’Atlantique”. Je me suis retrouvé, sans y être nullement préparé, aspiré par cette chanson, transporté quelques mois plus tôt, en une soirée banale de décembre, une de ces soirée que rien ne signalait à ma mémoire, mais qui m’ouvrit tout-à-coup la porte sur un Paradis que j’aurais connu alors, dont je n’avais pourtant rien su sur le moment, et que je découvrais pour la première fois, lové dans cette chanson qui régénérait ma mémoire. Cette expérience fut une indicible consolation dans la lutte douloureuse que je menais avec moi-même depuis deux ans. A partit de cette date, je me suis réjoui de tout ce que je pouvais vivre, même l’insignifiant, confiant qu’il me serait restitué après-coup dans des habits de lumière.
A la même époque — cela m’était venu spontanément, sans que je le provoque —, j’évitais de penser mes pensées jusqu’au bout, je sentais bien que j’étais incapable de les conduire jusqu’à leur plein épanouissement; alors, pour éviter de les abîmer avant leur terme, sitôt qu’elles pointaient le bout de leur nez, je les reconduisais délicatement dans le grand océan intérieur d’où elles cherchaient à émerger. Et je crois bien que c’est cette attitude-là qui m’a préparé à recevoir la grâce de l’éveil. Car chaque chose qu’on laisse être sans vouloir s’en emparer, croît à la mesure de ce geste de confiance qu'on lui fait. Quelque chose a mûri ainsi dans mon silence intérieur. Et je me suis retrouvé, à l’orée de mes 19 ans, prêt pour être envahi par celui à qui j’avais fait confiance, cet être qui construisait mes pensées en amont de ma conscience, cet être qui me construisait moi; la foi que j’avais mise en lui, en renonçant à m’approprier quoi que ce soit qui lui appartenait — j’en avais été vacciné après avoir passé les années précédentes à me battre avec une énergie considérable contre moi-même, pour tenter vainement de me prendre en mains, de faire de moi celui que j’aurais voulu être —; j’avais finalement fait acte d’allégeance totale envers lui, j’avais renoncé à juger ce qu’il faisait, même si c’était ce moi misérable que j’étais, lorsque tout-à-coup, en un instant, mon univers bascula, et je me suis retrouvé, moi, pauvre petite lueur vacillante, être le créateur, moi qui n’osais espérer un regard de tous ceux que je sentais si supérieurs à moi, tutoyer Dieu, faire partie de Lui, vivre en Lui par ce que j’avais de plus intime. C’était à la fois renversant et évident.
Dans les jours et les semaines qui ont suivis cette « première fois », savez-vous si l’entourage de l’époque a observé un changement, une variation voire même une mutation s’opérant en vous ?
Non. Aucun changement. Il n’y avait d’ailleurs aucun changement à observer. Le seul changement, c’est que je voyais la Réalité. La réalité toute simple, mais je mets un grand R, car chaque chose, même la plus insignifiante, quand on la saisit dans l’unité qu’on entretient avec elle dans l’être, quand elle nous offre par sa simple présence un moi jusqu’alors inconnu, avec lequel elle entretient de toute éternité une intimité insoupçonnée, apparaît comme sacrée. Mais rien ne change à l’extérieur. J’étais infiniment plus heureux, mais personne ne m’en a fait la remarque. Je découvrais le printemps pour la première fois, son odeur, ses couleurs, cette sève qui se répandait dans l’air et dans la terre, qui coulait même dans mes veines, tout était nouveau, et en même temps — et cela aussi c’était nouveau: familier, rien n’était plus étranger, je n’étais plus étranger dans ce monde, j’étais le fils de Dieu.
J’étais en première année d’Uni, j’assistais aux cours, aux séminaires, bien que mon esprit fut à chaque instant accaparé par l’étonnement de cette découverte perpétuelle: le monde est, je suis. Je n’en ai parlé à personne. L’idée même d’en parler ne m’a pas effleurée, comme si cela aurait été incongru. Peut-être aussi parce que je ne savais pas mettre de mots sur ce qui m’arrivait. Le chemin de développement spirituel proposé par l’anthroposophie de Steiner ne parlait pas de l’éveil, mais du développement de facultés supérieures, qui permettraient d’acquérir des connaissances sur les mondes supérieurs. Rien de tout cela ne m’était arrivé; je m’en croyais donc encore aux préliminaires. Mais cela me suffisait, j’étais comblé. Je ne me considérais pas comme “réalisé”, je n’avais acquis aucune faculté ni aucune connaissance, j’avais simplement découvert la réalité. La Réalisation, je pensais que c’était parler avec les Anges, et qu’il fallait pour cela être Initié. Je fréquentais depuis trois mois un groupe d’étude anthroposophique où tous ces points de vue étaient développés avec beaucoup de sérieux, et je les suivais avec passion. Mais là non plus personne n’a rien vu, et je n’en ai pas dit un mot.
Certains imaginent que l’éveil rendrait le sujet rayonnant, qu’il dégagerait une “aura” perceptible. Pas du tout. L’éveil rend transparent à l’être, et celui qui le devient n’est pas plus rayonnant qu’une pierre (elle aussi est parfaitement transparente à l’être). Lui-même perçoit un certain décalage, un certain étonnement le saisit parfois à voir l’affairement autour de lui. Une fois la première phase de vertige passée, je ne me sentais pas vraiment différent des autres — en tous cas pas plus différent qu'avant — car je ne percevais pas directement qu’ils n’étaient pas éveillés. Je les voyais être, au même titre que les pierres, sans lire sur eux qu’ils étaient enfermés — j’avais moi-même en bonne partie oublié ce que c’était, comme lorsqu’on s’éveille on oublie ce que c’est que dormir —, et je ne m’en rendait compte qu’indirectement, lorsque leurs soucis détonnaient dans l’harmonie du monde, trahissant leur cécité à cet être si limpide qui se donne.
(A suivre…)